Source du texte : discours de E.P.H. Mancel, avocat général à la cour de cassation en 1927
Monsieur le conseiller Adrien Sachet, que la Cour a eu la douleur de perdre dès le lendemain de la rentrée au mois d’octobre dernier, a achevé, à 70 ans, l’existence la plus droite et la plus féconde.
Il était né le 2 octobre 1856, dans l’Isère à Goncelin, où son père, honorable notaire, devint bientôt juge de paix.
Il avait d’abord entrepris des études médicales qui, plus tard, dans ses travaux, devaient lui être d’un grand secours, et sans doute est-ce le spectacle des occupations paternelles qui le détermina à faire son droit puis à entrer dans la magistrature.
Il débuta, en 1880, comme substitut à Bourgoin où était alors procureur de la République notre collègue, monsieur le conseiller Fabry, et, tout de suite, s’établit entre les deux jeunes magistrats, une amitié que la mort seule devait dénouer 46 ans plus tard.
Demeuré deux ans dans ce premier poste, il fut ensuite un an substitut à Valence puis revint, en qualité de procureur, à Bourgoin où il devait rester pendant sept ans. Il semble bien qu’à cette époque de sa carrière, monsieur Adrien Sachet, injustement attaqué en raison de ses fonctions, et quoique soutenu sans réserve par ses chefs, se sentit quelque peu découragé, car il sollicita un poste dans la magistrature coloniale ; et c’est ainsi qu’en 1888, à 32 ans, il faillit être envoyé aux Antilles comme procureur de la République près le tribunal de Basse-Terre par un décret qui, heureusement pour lui et pour nous, ne vit jarnais le jour.
En 1891, il était nommé procureur à Vienne où il remplit ses fonctions pendant trois ans et on pouvait alors supposer qu’à l’exemple de tant de dignes magistrats - qui peut-être ne sont pas les moins sages – monsieur Adrien Sachet, sans s’écarter de son village natal, poursuivrait et terminerait une paisible carrière dans ce Dauphiné qu’il aimait.
Jusque-là, en effet, rien, dans ses notes, ne laissait prévoir la brillante destinée que l’avenir lui réservait, car ses chefs disaient de lui, en 1892 : « Monsieur Sachet est loyal et consciencieux, son esprit est mûr et réfléchi, son caractère très ferme. C’est un magistrat actif, laborieux, prudent, plein de tact et de mesure » et ils ajoutaient pour conclure « excellent administrateur ». Sans doute, c’étaient là d’élogieuses appréciations mais qui, en style de notice individuelle, ne dépassaient pas une honnête moyenne et tous ceux qui, dans la suite, ont connu monsieur Adrien Sachet ne doutent pas que, dès cette époque, sa valeur réelle n’en méritât de plus décisives.C’est ainsi, j’imagine, que, par l’effet de sa modestie foncière, qui était un de ses plus grands charmes, il laissait volontiers dans l’ombre les rares qualités qui, presque malgré lui, le mirent plus tard au premier rang.
Nommé président sur place, le 30 janvier 1894, il devait occuper ce siège pendant 14 ans et, le 16 juin 1899, monsieur le premier président de la Cour de Grenoble écrivait à monsieur le garde des Sceaux.
« Je remplis un devoir en vous informant que monsieur Sachet, président du tribunal civil de Vienne, a publié récemment un ouvrage de près de 900 pages ayant pour titre Traité théorique et pratique de la législation sur les accidents du travail… Je suis heureux de signaler ce savant ouvrage à votre attention ».
Monsieur Adrien Sachet, en écrivant son livre, avait trouvé sa voie.
L’idée fondamentale qui est à la base de toute notre législation sur les accidents du travail était formulée depuis longtemps quand fut promulguée la loi du 9 avril 1898. D’un avis unanime, on pensait : « Tout travail ayant ses risques, les accidents qu’il entraîne sont l’inévitable rançon du travail même. Mais puisque la cause de ces accidents est impersonnelle, ils ne peuvent, en bonne justice, être laissés à la charge d’une personne ; produits par une entreprise, ils doivent, en définitive, retomber sur elle ». Toutefois, ainsi que le remarquait monsieur l’avocat général Duboin, il y a 27 ans, à votre audience de rentrée :
« Pour mettre en oeuvre l’idée fondamentale ainsi dégagée de vieille date, il fallut à la France les lentes élaborations des commissions parlementaires, les suggestions répétées des congrès internationaux, l’émulation des législations germaniques qui, les premières, avaient abordé, sur une grande échelle, les difficultés pratiques du problème. Il fallut enfin la poussée sans laquelle rien ne compte ni ne surgit en matière sociale, la poussée d’opinion qui incline les résistances même légitimes, des intérêts, devant la justice des revendications fondées ».
C’est dire que, dès son apparition, la loi du 9 avril 1898 souleva, dans son application, les problèmes les plus divers, les plus délicats et les plus importants. Or, pour les résoudre, le traité de monsieur Adrien Sachet devait être, dès sa première édition de 1899, le guide le meilleur, tant par la sûreté de sa doctrine que par la richesse de sa documentation.
En 1900, paraissait une seconde édition que cinq autres ont suivi et l’ouvrage, vite devenu classique, fit, dès lors, autorité non seulement pour les tribunaux français, mais aussi devant les juridictions étrangères.
Désormais jurisconsulte de réputation universelle, monsieur Adrien Sachet n’avait plus le droit de borner son ambition aux horizons du Dauphiné et c’est ainsi que président de chambre à la Cour de Grenoble, en 1908, premier président à Montpellier, en 1912, il venait, le 29 juillet 1916, s’asseoir dans un siège de conseiller à votre chambre civile.
Ce qu’il y fut pendant dix ans, j’ai le sentiment d’être ici le moins qualifié pour essayer de le dire car, entré dans votre Compagnie alors que la mort venait de vous enlever monsieur le conseiller Sachet, je ne l’ai jamais vu mais je connais ses livres et lui-même a laissé ici un souvenir si présent, et une empreinte si profonde dans la mémoire de tous ceux de ses collègues qui m’ont parlé de lui, que je peux croire l’avoir personnellement connu. Rapporteur de toutes les affaires relatives aux accidents du travail, sa collaboration vous a été précieuse et son influence décisive pour fixer votre jurisprudence sur les questions nouvelles que, souvent, vous avez à résoudre dans cette matière à la fois si complexe et si vivante. Sans trêve, par un labeur de chaque jour, il augmentait l’étendue de ses connaissances dans ce domaine par lui tant de fois et en tous sens parcouru. Aussi rien ne lui échappait de ce qui se publiait en France et à l’étranger sur les accidents du travail, matière où il est permis de dire, qu’il était devenu le maître du droit.
Cet effort obstiné, soutenu pendant un quart de siècle avec un scrupule toujours en éveil, s’affirme, à chaque page, dans les sept éditions de l’ouvrage de notre collègue. La sixième, datant de 1921, ne comportait que deux volumes mais, en 1924, il avait fallu en ajouter un troisième contenant le commentaire des lois du 15 décembre 1922 sur les accidents agricoles et du 2 août 1923 sur les accidents survenus aux domestiques, de sorte que l’ouvrage s’en trouvait moins homogène.
C’est pourquoi, dès 1925, monsieur le conseiller Sachet n’avait pas hésité, malgré le déclin de sa santé, à entreprendre, dans une septième édition, parue en 1926, à la veille de sa mort, une refonte générale de son oeuvre. Cette édition contient, vous le savez, avec les plus intéressants développements sur le droit comparé et le droit international privé, touchant la condition des travailleurs français à l’étranger et celle des travailleurs étrangers en France, l’exposé des travaux, projets de conventions et recommandation de la septième Conférence internationale du travail tenue à Genève en 1925. Par-là, monsieur le conseiller Adrien Sachet voulut ouvrir toute grande, dans son livre, une porte sur les vastes problèmes d’intérêt mondial dont la réalisation se pose en matière d’accidents du travail ; et sa dernière joie, avant de mourir, fut de voir paraître cette 7ème édition de l’oeuvre magistrale de sa vie, de cette oeuvre avec laquelle il s’était identifié.
Par ailleurs, son activité ne se bornait pas à l’étude de cette matière si étendue, quoique spéciale, dont sa mémoire demeure inséparable.
Sans doute les tendances généreuses de son esprit l’attiraient-elles surtout vers l’étude des questions soulevées par les législations sociales modernes et c’est pourquoi nous lui devons encore des commentaires lumineux sur « l’Assistance aux vieillards » et sur les « Retraites ouvrières ». Mais il ne voulait demeurer étranger à aucune matière d’ordre juridique ; aussi, non content de perfectionner sa science doctrinale par de continuelles lectures, s’astreignait-il à classer avec méthode des fiches relatant les récentes décisions de la jurisprudence touchant les questions les plus diverses et sur lesquelles il entendait être toujours prêt à répondre.
Dès sa jeunesse, il avait eu le goût de l’existence retirée et, pendant les dernières années de sa vie, il menait dans son appartement d’Auteuil, sous la garde d’un grand chien fidèle, une vie de bénédictin, promenant ses méditations solitaires soit dans le jardin sur lequel s’ouvraient les fenêtres de son cabinet, soit au Bois de Boulogne où, chaque matin, il se plaisait à une promenade.
Grand voyageur d’autre part, car regarder au dehors était un besoin de sa nature. Aussi, chaque été, à l’époque des vacances, s’absentait-il longuement ; il avait ainsi visité, le piolet à la main, toutes les Alpes, pour lesquelles il garda toujours le culte de ses souvenirs de jeunesse, et parcouru une partie de l’Europe, appréciant avec un égal plaisir et une égale compétence un concert ou une galerie de tableaux, car il avait le goût de tous les arts. Toutefois, ces voyages n’étaient pas seulement des voyages d’agrément mais aussi des voyages d’études parce que toujours, il voulait travailler même en se distrayant. Aussi bien, pour le besoin de ses recherches, et afin, de mieux connaître, avec les lois sociales allemandes, la solution donnée en Allemagne aux questions qui le préoccupaient, avait-il appris l’allemand, qu’il parlait couramment, et, presque chaque année, avant la guerre, il passait quelques semaines à Berlin où sa clairvoyance lui avait fait prévoir et prédire à ses intimes, les terribles événements qui, bientôt, allaient bouleverser le monde.
Puis l’automne le ramenait à Paris où il reprenait avec joie son existence laborieuse et son assiduité à vos audiences.
Tout en lui inspirait confiance et sécurité et le reflet de sa haute intelligence éclairait sa physionomie si séduisante avec son front élevé, son regard doux et pénétrant, son sourire plein de bonté et sa belle barbe blanche largement répandue. Et, en me l’imaginant ainsi, tel qu’un de vous me l’a représenté, je songeais à ce portrait qu’Anatole France a tracé d’Ernest Renan :
« Il était vertueux de la façon la plus rare ; il l’était avec grâce. Il avait des vertus fortes et des vertus charmantes. Il était bienveillant et serviable. Il mettait tous ses soins à ne désobliger personne. Il s’efforçait de se faire pardonner sa supériorité à force de simplicité, de déférence pour autrui et en se donnant, autant que possible, les dehors d’un homme ordinaire ».
Sa fin fut admirable. Déjà à deux reprises, la mort s’était approchée de lui et il le savait. Quand, au printemps de 1926, il la sentit à son chevet, il l’accueillit avec une philosophie paisible inspirée de la résignation chrétienne et de la sagesse antique comme une visiteuse attendue qu’il ne redoutait pas. Aux collègues qui, autour de lui, s’efforçaient de dissimuler leur angoisse, il parlait de sa disparition prochaine avec une affectueuse sérénité. Doucement, il s’est affaibli peu à peu puis il s’est éteint discrètement. Selon son désir, il repose maintenant au cimetière de Goncelin où le même clocher qui avait abrité son berceau couvre sa sépulture de son ombre.
Il n’est pas un homme qui ne doive se souhaiter une telle mort après une telle vie.
Travaux voir BNF : https://data.bnf.fr/fr/10330142/adrien_sachet/